CHAPITRE I : L'ODE À LA MÈRE —
— I.IV —
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___Les nombreuses bougies qui recouvraient la plaine de l’autel du Læraðr faisaient danser des ombres effrayantes dans la forêt. L’odeur puissante de cire chaude se mélangeait à celle de l’encens, rendant l’air difficilement respirable. Les thuriféraire, posés à même le sol, dégageaient une fumée épaisse de manière continue. Elle serpentait à la surface de la neige dans une lenteur chimérique, avant d’embrasser l’écorce de l’arbre millénaire et de se mourir dans la nuit d’encre. Dans le ciel, la lune et les étoiles s’étaient cachées, laissant place à un plafond de nuages qui semblaient figés dans le temps. Des dizaines de personnes tournées vers le grand chêne blanc demeuraient immobiles. Emmitouflées sous d’épaisses coules en laine pourpre, ces silhouettes se perdaient à l’horizon dans un silence mortuaire. Seul le crépitement des flammes se faisait entendre.
___Au pied de l’arbre sacré, Soren attendait patiemment. Elle jeta un regard discret au Læraðr par dessus son épaule. Il semblait à l’agonie. Une épaisse rampante s’était emprise de lui. Enroulée tout du long de son tronc, elle l’étouffait petit à petit dans une lenteur sadique. Son écorce, auparavant si blanche, s’était grisée et fissurée sous la pression de la spirée. Une épaisse sève écarlate perlait de ses blessures, gouttant tel un métronome dans la neige souillée. Il était trop tard. Les épines étaient déjà profondément ancrées dans sa chair.
___Une cloche se mit à tinter. La jeune Veena porta à nouveau son regard sur la foule devant elle, silencieuse. Une personne se tenait là, au milieu du Valgrind. Elle reconnue immédiatement sa mère par la coule qu’elle vêtissait, bien différente des autres. D’un blanc écrémé, elle possédait une longue cape où étaient brodés plusieurs symboles vieras dans un noble pourpre. Les mêmes symboles qui se trouvaient tout autour de l’autel de Læraðr. Dans sa main droite, un thuriféraire en fer forgé crachait une épaisse fumée blanchâtre qui stagnait dans les airs dans son sillage. Dans sa main gauche, une fine clochette était fièrement tenue à bout de doigts. Elle la fit tinter une seconde fois avant de la tendre à une autre personne à ses côtés. Les flammes dansantes des bougies lui éclairaient le visage de façon sinistre.
___La Matriarche brava la distance les séparant, quittant le Valgrind pour enfoncer ses pieds nus dans la neige fraîche. Enfin à portée, elles se fixèrent longuement dans les yeux sans un bruit. Aucune expression ne transparaissait sur leurs visages, si ce n’est une profonde indifférence. Le même sang avait beau couler dans leurs veines, elles n’en restaient pas moins que deux inconnues.
___« Incline-toi. » Siffla sa mère entre ses dents, de manière à ce qu’elle seule entende.
___Soren n’en fit rien. Stoïque, elle continuait de défier son autorité en plongeant ses grands yeux grisâtres dans les siens. Le visage de la Matriarche se referma, alors que ses rides prirent forme pour trahir une colère naissante. Elle se pinça les lèvres, avant de réitérer sa demande d’un ton glacial, à peine audible.
___« Incline-toi. »
___Après quelques instants, la jeune Veena s’exécuta sans quitter sa mère du regard. Elle s’agenouilla devant elle, enveloppée dans la fumée dense du thuriféraire. Elle sentit alors cette main ferme et glaciale se poser sur le sommet de son crâne, entre ses deux longues oreilles. Les ongles de la Matriache se plantèrent lentement dans sa peau. Soren serra les dents mais ne trahit aucune émotion, continuant de la fixer. Alors qu’elle la força à baisser sa tête, la jeune femme eut le temps d'entre apercevoir un sourire sadique sur ses lèvres. Elle prit une profonde inspiration pour se donner de la force, les yeux fixés sur un point invisible dans la neige devant elle. La fumée s’insinuait dans ses bronches tel un poison. L’air devenait rare, ses pensées confuses.
___Elle surprit une larme glisser sur sa joue, avant de fermer les yeux. Des psaumes commençaient à être chantées au loin. Ou était-ce à côté d’elle ? Elle n’avait plus aucun repère. Le monde semblait s’écrouler sous ses genoux fébriles, emportant avec lui l’ensemble de ses sens. Sa respiration devint haletante alors que son cœur tambourinait dans sa poitrine. Autour d’elle, un noir absolu.
Soren sentit la pointe d’une lame se poser au milieu de son front. Lentement, elle glissa le long de son visage, embrassant les courbes de son nez aquilin avant de se poser sur ses lèvres. Elle lui offrit son dû, un simple baiser, afin qu’elle puisse continuer son chemin. La lame caressa le bout de son menton avant de se perdre vers sa carotide. La froideur de lame sur son cou la fit trembler de tout son être. Son esprit s'assombrissait. Elle perdit connaissance.
___« Mère Nature, nous t'implorons ! »
___La jeune Veena ouvrit à nouveau les yeux. Seulement quelques secondes s’étaient écoulées et pourtant, cela lui paraissait une éternité. Autour d’elle, des ombres semblaient la fixer. Tout était flou, comme si les ténèbres avaient inhibés sa propre réalité. Plus rien n’avait de sens.
___« Mère Nature, nous t'implorons ! »
___Une main s’empara de la sienne pour l’aider à se relever. Ses jambes flageolantes n’arrivaient plus à supporter son propre poids. Toute sa force, ses pensées et ses convictions semblaient l’avoir quittées. En se redressant, elle sentit le tissu de sa robe glisser le long de son corps. Ses bretelles avaient été coupées pour la mettre à nue. Mentalement, et physiquement.
___« Mère Nature, nous t'implorons ! »
___Les ombres continuaient à scander cette phrase dans un capharnaüm abrutissant. La psaume martelait son esprit déjà si embrumé pour s’y inscrire au fer rouge. Elle sentit différentes mains s’emparer de ses poignets et de sa taille pour la maintenir debout, telle un pantin de chair. Elle voulait hurler, mais son corps ne lui appartenait plus. Elle allait à nouveau perdre connaissance quand une main s’empara fermement de son menton. Elle entrouvrit les yeux et crut reconnaître les yeux émeraudes de sa mère. Derrière elle, les ombres avaient maintenant des visages déformés. Leurs bouches étaient ouvertes de façon inhumaine, se dévoilant comme des trous abyssaux dépourvus de langues et de dents. Leurs yeux, entièrement noir de jais, semblaient exorbités. Elle tenta d’hurler à nouveau de peur, mais ses propres lèvres semblaient ficelées entre elles.
___« Mère Nature, nous t'implorons ! »
___À la lisière de la forêt, deux silhouettes attirèrent son regard. C’était Eux. Elle le savait. Elle le sentait au plus profond de son être. Ils restaient immobiles, comme ancrés dans une autre réalité. Était-elle en train de perdre la raison ? Son champ de vision fut à nouveau entravé par le visage de sa mère. Elle sentit ses deux mains se poser sur ses tempes pour la contraindre à la regarder.
___« Mère Nature pleine de grâce, les Dieux sont avec toi, cœur béni parmi les femmes. Sainte Nature, Mère des Dieux, prie pour nous pécheurs, maintenant et jusqu'à notre mort: Amen. » Scanda-t-elle au visage de sa propre fille, ses yeux plongés dans les siens.
___Soren sentit toutes les mains qui tenaient son corps se retirer afin de la relâcher. Elle s’écroula dans la neige, entièrement nue, comme une vulgaire poupée de chiffon. Depuis combien de temps étaient-ils là ? Encore abasourdie, elle tira ses jambes difficilement contre elle pour s’emmitoufler. Elle était glacée. Son corps, parsemé de spasmes, semblait prêt à se disloquer. Autour d’elle, le silence était revenu.
___Elle entrouvrit difficilement les yeux, le regard encore voilé. À travers les mèches collées à son visage par la sueur, elle aperçut l’ensemble des fidèles inclinés vers elle, faces contre le sol. Sa mère, à quelques centimètres seulement, se tenait dans la même position de soumission. Le regard de la jeune fille se hasarda à la lisière de la forêt mais les deux silhouettes avaient maintenant disparus. Avaient-elles seulement existé?
___Elle sentit son esprit la quitter une nouvelle fois. Alors qu’un voile noir obscurcissait sa vue, elle eut tout juste le temps d’entre apercevoir sa mère crachant discrètement un caillot de sang à même la neige. Elle ferma enfin les yeux, le cœur plus léger.