16 ans.
Tandis que le soleil mourrait à l’horizon, la lune annonça de ses premiers éclats une nuit particulièrement sombre. Dans un silence lugubre, les lumières s’éteignirent peu à peu dans les chaumières. Les rues s’endormirent, bercées par une pluie morne et fine.
Alors que Gridania reposait paisiblement, le grincement lourd des portes reliant le Quartier des Combattants à la vieille ville perturba la quiétude de l’endroit. Dans l’encadrement, cinq silhouettes se dessinèrent : trois soldats des Deux Vipères se tenaient de part et d’autre d’une jeune fille à l’allure raffinée, trônant au centre du convoi. Juste derrière, un mog maladroit tentait de protéger la demoiselle de l’averse en recouvrant son visage à l’aide d’une large feuille de figuier parasol.
Bien que sa démarche fût gracieuse et ses gestes empreints d’une légèreté excessivement délicate, le visage de l’adolescente arborait un air sévère. Elle gardait la tête haute et le regard rivé sur l’horizon, imperturbable. Ses yeux étaient d’un vert si intense qu’on aurait cru voir scintiller deux émeraudes.
L’escorte pénétra enfin dans le quartier, jalonnant la route vers une demeure majestueuse qui surplombait une côte fleurie. Quelques commères étaient accoudées aux fenêtres encore éclairées, oppressant la demoiselle de leur air faussement compatissant.
Arrivés devant l’entrée de la bâtisse, un des soldats prit instinctivement les devants et vint toquer à la porte. La jeune fille se figea sans ciller. Une interminable seconde passa avant qu’un domestique ne vienne leur ouvrir, brisant le silence macabre qui régnait jusqu’alors.
- Mademoiselle Serenity ! Lança ce dernier, dans un hoquet surpris. En-entrez, je vous en prie…
Le domestique ouvrit plus largement la porte, invitant l’escouade à entrer. Les gardes cédèrent humblement le passage à l’adolescente avant de s’engouffrer eux-mêmes à l’intérieur du manoir.
Au cœur du séjour était rassemblé une petite dizaine de personnes arborant, comme point commun, une mine déconfite et endeuillée. Les quelques bribes de conversation étaient prudemment murmurées, ne laissant entendre que des lamentations à peine perceptibles. Lorsque la dite Serenity pénétra dans la pièce, les chuchotis cessèrent et tous les regards se tournèrent vers elle. Certains s’inclinèrent tandis que d’autres se contentèrent de l’apitoyer par des expressions encore plus navrées. L’intéressée n’y prêta aucune attention et se contenta de rester muette, digne et solennelle.
- Mademoiselle, il a demandé à vous voir… dit un autre domestique en s’approchant.
La jeune fille hocha doucement la tête en guise d’approbation puis se tourna machinalement vers les soldats qui l’avaient escorté. D’un regard étonnement sage pour son jeune âge, elle les libéra de leur mission. Ces derniers saluèrent donc l’assemblée et firent volte-face, sortant dans un mutisme respectueux.
De son côté, la demoiselle congédia le domestique et se rendit seule jusqu’à la porte close d’un couloir désert. En quittant le séjour, elle avait toutefois adressé un coup d’œil furtif à une fillette qui sanglotait dans un coin. « Ne pleure pas, Neige, ne pleure pas… » disait une femme plus âgée en tentant vainement de consoler l’enfant. Serenity avait légèrement froncé les sourcils face à la scène, puis avait disparu dans le couloir.
La jeune fille toqua une fois avant d’entrer dans une chambre faiblement éclairée. L’endroit sentait l’encens et était décoré avec un charme typiquement sombrelinçois. Seules les quelques bougies luisaient et permettaient d’apercevoir le grand lit qui trônait au centre de la pièce. Là, allongé, reposait un vieil homme au teint blafard. Il semblait mourant.
L’adolescente resta immobile une seconde avant de s’approcher doucement du vieillard. Elle décrocha de sa ceinture quelques feuilles de dryade et les déposèrent sur le front du patriarche, à la manière d’une serviette humide qu’on utiliserait pour calmer une fièvre. S’asseyant sur le rebord du lit, celle-ci sourit enfin.
- Serenity… Tu es venue… Dit l’homme en souriant fébrilement, la voix tremblante.
- Oui, père, je suis venue.
- Tu dois m’écouter attentivement. Nous n’avons plus beaucoup de temps…
L’aîné releva difficilement la tête vers sa fille, la fixant avec gravité comme s’il s’apprêtait à lui faire une révélation.
- Les voix de la forêt m’ont accordé une dernière faveur. Ce soir je t’ai aperçu à travers le reflet d’un cristal… Tu reposais paisiblement.
Serenity posa une main sur son cœur en écoutant les propos abstraits de son père. Elle réfléchit un instant, préoccupée. Etait-ce une prémonition ou simplement l’interprétation délirante d’un vieil homme ? Il serait sans doute impossible de le savoir. Ce qui était certain, c’est qu’elle éprouvait un profond respect pour lui. Jamais elle n’oserait remettre en question le jugement de l’ancien. Elle ne répondit donc rien et se contenta de le laisser finir.
- Les gens douteront de toi, de ton don, de ton héritage… La volonté du Clairvoyant divise et oppose deux camps. N'en tiens pas rigueur aux sceptiques… La peur vient de l’ignorance, et nul ne saurait être puni d’avoir manqué de sagesse. Tu accompliras de grandes choses, Serenity, je le sais. Je le sens. Et dans un dernier bienfait tu t’éteindras, comme moi, déléguant ton rôle au digne héritier du Clairvoyant…
Le doyen toussa deux, trois fois. Il s’interrompit et se rallongea en détendant tout son corps. L’adolescente, elle, montra pour la première fois un signe de faiblesse. Une larme coula le long de sa joue alors qu’elle serra sa main dans celle du vieillard. Celui-ci lui accorda alors un faible sourire, calme et rassurant.
Puis un courant d’air vint éteindre les bougies. Il faisait noir. Il n’y avait plus rien. Pas l’ombre d’une âme, pas un soupire.
Talyon Aubely mourut cette nuit-là, laissant derrière lui une jeune druidesse au fardeau bien lourd à porter.
Alors que Gridania reposait paisiblement, le grincement lourd des portes reliant le Quartier des Combattants à la vieille ville perturba la quiétude de l’endroit. Dans l’encadrement, cinq silhouettes se dessinèrent : trois soldats des Deux Vipères se tenaient de part et d’autre d’une jeune fille à l’allure raffinée, trônant au centre du convoi. Juste derrière, un mog maladroit tentait de protéger la demoiselle de l’averse en recouvrant son visage à l’aide d’une large feuille de figuier parasol.
Bien que sa démarche fût gracieuse et ses gestes empreints d’une légèreté excessivement délicate, le visage de l’adolescente arborait un air sévère. Elle gardait la tête haute et le regard rivé sur l’horizon, imperturbable. Ses yeux étaient d’un vert si intense qu’on aurait cru voir scintiller deux émeraudes.
L’escorte pénétra enfin dans le quartier, jalonnant la route vers une demeure majestueuse qui surplombait une côte fleurie. Quelques commères étaient accoudées aux fenêtres encore éclairées, oppressant la demoiselle de leur air faussement compatissant.
Arrivés devant l’entrée de la bâtisse, un des soldats prit instinctivement les devants et vint toquer à la porte. La jeune fille se figea sans ciller. Une interminable seconde passa avant qu’un domestique ne vienne leur ouvrir, brisant le silence macabre qui régnait jusqu’alors.
- Mademoiselle Serenity ! Lança ce dernier, dans un hoquet surpris. En-entrez, je vous en prie…
Le domestique ouvrit plus largement la porte, invitant l’escouade à entrer. Les gardes cédèrent humblement le passage à l’adolescente avant de s’engouffrer eux-mêmes à l’intérieur du manoir.
Au cœur du séjour était rassemblé une petite dizaine de personnes arborant, comme point commun, une mine déconfite et endeuillée. Les quelques bribes de conversation étaient prudemment murmurées, ne laissant entendre que des lamentations à peine perceptibles. Lorsque la dite Serenity pénétra dans la pièce, les chuchotis cessèrent et tous les regards se tournèrent vers elle. Certains s’inclinèrent tandis que d’autres se contentèrent de l’apitoyer par des expressions encore plus navrées. L’intéressée n’y prêta aucune attention et se contenta de rester muette, digne et solennelle.
- Mademoiselle, il a demandé à vous voir… dit un autre domestique en s’approchant.
La jeune fille hocha doucement la tête en guise d’approbation puis se tourna machinalement vers les soldats qui l’avaient escorté. D’un regard étonnement sage pour son jeune âge, elle les libéra de leur mission. Ces derniers saluèrent donc l’assemblée et firent volte-face, sortant dans un mutisme respectueux.
De son côté, la demoiselle congédia le domestique et se rendit seule jusqu’à la porte close d’un couloir désert. En quittant le séjour, elle avait toutefois adressé un coup d’œil furtif à une fillette qui sanglotait dans un coin. « Ne pleure pas, Neige, ne pleure pas… » disait une femme plus âgée en tentant vainement de consoler l’enfant. Serenity avait légèrement froncé les sourcils face à la scène, puis avait disparu dans le couloir.
La jeune fille toqua une fois avant d’entrer dans une chambre faiblement éclairée. L’endroit sentait l’encens et était décoré avec un charme typiquement sombrelinçois. Seules les quelques bougies luisaient et permettaient d’apercevoir le grand lit qui trônait au centre de la pièce. Là, allongé, reposait un vieil homme au teint blafard. Il semblait mourant.
L’adolescente resta immobile une seconde avant de s’approcher doucement du vieillard. Elle décrocha de sa ceinture quelques feuilles de dryade et les déposèrent sur le front du patriarche, à la manière d’une serviette humide qu’on utiliserait pour calmer une fièvre. S’asseyant sur le rebord du lit, celle-ci sourit enfin.
- Serenity… Tu es venue… Dit l’homme en souriant fébrilement, la voix tremblante.
- Oui, père, je suis venue.
- Tu dois m’écouter attentivement. Nous n’avons plus beaucoup de temps…
L’aîné releva difficilement la tête vers sa fille, la fixant avec gravité comme s’il s’apprêtait à lui faire une révélation.
- Les voix de la forêt m’ont accordé une dernière faveur. Ce soir je t’ai aperçu à travers le reflet d’un cristal… Tu reposais paisiblement.
Serenity posa une main sur son cœur en écoutant les propos abstraits de son père. Elle réfléchit un instant, préoccupée. Etait-ce une prémonition ou simplement l’interprétation délirante d’un vieil homme ? Il serait sans doute impossible de le savoir. Ce qui était certain, c’est qu’elle éprouvait un profond respect pour lui. Jamais elle n’oserait remettre en question le jugement de l’ancien. Elle ne répondit donc rien et se contenta de le laisser finir.
- Les gens douteront de toi, de ton don, de ton héritage… La volonté du Clairvoyant divise et oppose deux camps. N'en tiens pas rigueur aux sceptiques… La peur vient de l’ignorance, et nul ne saurait être puni d’avoir manqué de sagesse. Tu accompliras de grandes choses, Serenity, je le sais. Je le sens. Et dans un dernier bienfait tu t’éteindras, comme moi, déléguant ton rôle au digne héritier du Clairvoyant…
Le doyen toussa deux, trois fois. Il s’interrompit et se rallongea en détendant tout son corps. L’adolescente, elle, montra pour la première fois un signe de faiblesse. Une larme coula le long de sa joue alors qu’elle serra sa main dans celle du vieillard. Celui-ci lui accorda alors un faible sourire, calme et rassurant.
Puis un courant d’air vint éteindre les bougies. Il faisait noir. Il n’y avait plus rien. Pas l’ombre d’une âme, pas un soupire.
Talyon Aubely mourut cette nuit-là, laissant derrière lui une jeune druidesse au fardeau bien lourd à porter.