Les Lucioles
"ce n'est pas le genre de lieu où j'ai l'habitude d'aller.
- Naturellement mademoiselle."
Il avait fait chaud ce jour-là, et le marché grouillait pourtant de monde comme à son habitude. Une foule qu'elle n'avait pas l'habitude de voir, prostrée derrière ses lourds rideaux en velours qui cachaient jusqu'à la lumière du soleil. Les rayons se réfléchissaient tant sur les murs clairs de la cité d'or qu'elle fut obligée de se réfugier à l'ombre en dessous de la promenade royale, non loin du palais. Le jour déclinait sur le désert et les une lumière rouge avait envahie la Cour Dorée. Il y avait là moins de monde, des plus riches également. Sa main relâcha le bras ferme de l'homme qui lui souriait, toujours ce même masque blanc sur ses yeux.
"Souhaitez-vous vous asseoir ?
- Si cela ne vous ennuie pas."
Il la mena vers la Cour Dorée pour qu'elle puisse reposer ses jambes près de la fontaine. ils avaient tant marché, mais elle avait tant apprécié qu'elle ne s'était même pas aperçue que son endurance avait été mise à rude épreuve. Peu à peu le rouge laissait la place à une teinte plus mauve, et l'eau de la cascade qui tombait depuis le district politique étincelait sous les derniers rayons de lumière.
Il ne lâcha pas sa main gantée pour autant, et vint s'asseoir à ses côtés. Les bonnes manières auraient exigé d'elle qu'elle s'éloigne, mais si elle avait respecté les règles depuis ce matin, elle n'aurait pas adressé la parole à cet intrus qui visitait l'aile de la demeure réservée aux femmes, et encore moins l'aurait suivi dans le jardin, jusqu'à prendre la fuite par la petite porte des domestiques. Braver l'interdit jusqu'au bout était une façon plus rassurante d'assumer son acte insensé. Instinctivement ses doigts se resserrèrent autour de la main de l'homme, et avant qu'elle n'eut le temps de le réaliser, il avait placé son bras autour de ses épaules comme si ce geste avait été on ne peut plus naturel. Elle préféra se taire plutôt que d'empirer les choses ; ce fut lui qui repris la parole :
"Regardez."
Elle leva les yeux pour voir les jardins d'agrément tout autour d'eux s'illuminer de lucioles. Autour d'eux, la foule n'y faisait plus gère attention. Certains s'arrêtaient pour les regarder et en apprécier le spectacle quelques instants, mais la plupart se contentaient de passer leur chemin. Pour elle, qui était assise là près de cette fontaine, c'était tout simplement merveilleux. Un sourire naquit enfin sur ses lèvres, ce que son ravisseur ne manqua pas de remarqué, comme s'il l'avait cherché toute la journée.
"Si j'avais su que si peu de choses vous rendraient plus belle encore, je n'aurais pas passé la journée à vous faire courir les rues de la cité.
Il se mit à rire, un rire léger et franc, presque moqueur envers lui-même. Elle pouvait sentir la pression et les spasmes nerveux de ses doigts sur son épaule.
-Je ne vois pas ce qu'il y a de drôle...
- Rien, rien du tout rassurez-vous. Je trouve cette situation tellement cocasse..."
Il se tourna vers elle pour lui sourire à nouveau.
-J'ai vu ce matin mademoiselle Tassarah poser à votre place pour le portrait qui sera envoyé à celui qui vous réclame. Est-ce un petit jeu entre filles pour voir s'il saura vous reconnaître ?
Elle baissa les yeux.
- Père garde espoir que son stratagème fonctionne. Tassarah dit qu'elle est préparée à ce sacrifice mais moi je sais qu'elle a beaucoup plus d'ambition que moi.
- C'est parce que vous avez refusé que votre père fait autant d'efforts, ou est-ce lui qui a ses propres raisons ?
Elle se mordit la lèvre inférieure, l'air coupable. Sa main libre serrait fermement le tissus de son jupon.
- ... Je crois qu'il était prêt à le faire, mais... j'ai peur, et je crois qu'il le sait.
- Votre père vous aime, tout simplement."
Le bruit de l'eau et le pas régulier des passants n'auraient pas pu couvrir la voix de cet homme à cet instant, lorsqu'elle leva les yeux. Elle se serait presque sentie succomber à l'emprise hypnotique de ce masque blanc au travers duquel elle ne comprenait pas comment il pouvait y voir.
- Non... je ne peux pas, pas ici.
Ces mots l'auraient presque choqué, elle dû retenir un hoquet de surprise, certaine qu'à une seconde près ils se seraient... non, quand même pas...
Pas le temps de penser. Elle sentit qu'il tirait sur son bras en se levant. Sur l'instant, elle pensa avec soulagement qu'il s'était ravisé, respectueux de sa vertu. Ce fut une autre voix qui la rappela à la raison : celle de la gouvernante.
"Par les Douze mademoiselle Lyssa, enfin je vous trouve !"
La réalité frappait à nouveau. Toujours dans son éternelle robe de deuil, la femme pinçait les lèvres nerveusement en fixant l'homme au masque de ses petits yeux perçant ; celui-ci se contenta de sourire et de s'incliner poliment, non sans lâcher la petite main gantée qu'il tenait depuis tout à l'heure. Voyant cela, la femme s'écria :
"Folle ! qu'avez-vous fait malheureuse ?"
Les quelques passants présents sur la place se retournèrent, alertés par l'éclat de voix. La présence d'une quadragénaire beuglant après un homme homme ne choqua pas plus que cela, les querelles entre gens de bonne famille ne sont pas si rares. Elle vociféra à voix basse après lui tout en s'approchant, la main tendue et bien décidée à séparer le couple. Ses yeux auraient lancé des lames d'ether. Sauf qu'au moment où elle s'apprêtait à toucher sa protégée, sa main fut interceptée par celle du blond qui la rapprocha de lui avec une force que Lyssa n'aurait jamais soupçonné jusqu'à lors. Elle était cependant assez près pour entendre ses mots, et voir pour la première fois ce petit sourire cruel se dessiner sur ses lèvres. Sa voix n'avait plus rien de doux ni de rassurant, ni même de poli.
"Je vous serais gré, madame, de ne plus m'interrompre à l'avenir car cela pourrait vous être particulièrement désagréable... en revanche il me plairait assez que vous informiez le seigneur Calheb que je ferais en sorte que Tassarah accomplisse ses désirs de grandeur... je me réserve le droit ceci dit de choisir mon paiement."
Et il la repoussa assez sèchement. La pauvre femme n'osa répondre tant ses paroles transpiraient la menace. Il lui fallut un certain temps avant qu'elle n'en vienne à murmurer, terrifiée : "mais qui êtes-vous ?"
Il ne daigna même pas lui répondre, comme si elle n'avait existé, il se tourna à nouveau vers la femme qui n'avait toujours pas lâché. Son sourire s'était à peine radouci, elle commençait à en avoir peur elle aussi, et à regretter sa folie de le suivre à l'extérieur. Ce petit jeu presque innocent prenait une tournure qui ne lui plaisait pas.
"Ne me regardez pas ainsi voyons... En revanche je crois qu'il vaut mieux vous laisser rentrer ce soir."
Le ton était presque trop sincère, tout comme le baiser sur sa joue. Le pire, c'était encore qu'elle en rougisse. Il avait cet attrait à la fois fascinant et terrifiant. Il lui lâcha enfin la main et disparut au coin d'une ruelle peu éclairée. Peut-être aurait-elle dû faire plus que de rentrer chez elle et de se taire. Tassarah lui raconta comment elle avait tout fait pour couvrir son absence et envoyé leur gouvernante la chercher. Elle était un peu plus âgée qu'elle, un peu plus mature, plus responsable, et plus ambitieuse aussi... elle méritait de prendre sa place.
Elle aurait peut-être dû faire autre chose que fuir, mais sa chambre était ce qu'elle connaissait de mieux à cette époque, ce qui lui semblait être son meilleur refuge, à attendre que ce soient les autres qui la sortent de là.
Et pourtant Tassarah quitta la maison moins d'un jour plus tard, juste avant qu'elle ne pose pour ce tableau dont le cadre portait déjà son nom. Quand elle vint s'asseoir sur le fauteuil du salon, son père lui remit les effets proposés qui devaient figurer avec elle sur la toile. On lui remit un éventail, symbole de grâce et d'élégance, ainsi qu'un masque blanc dont elle se saisit en tremblant.
Père ne prononça pas un mot, mais son teint était livide et transpirait la peur. Elle connaissait la peur, c'est la peur qui l'avait contrainte à échanger son identité avec Tassarah, et c'est maintenant une peur plus grande encore qui la courtisait en silence jusqu'à sa prochaine visite...